Héros du quotidien – Les lignes de cœur d’une écrivaine publique

Katherine Sanvert, retraitée et écrivaine publique bénévole, aux Pavillons-sous-Bois (Seine-Saint-Denis), le 18 décembre 2018.

Pour finir l’année, «Libération» a choisi de suivre des personnes engagées dans un combat local. Ce vendredi, Katherine Sanvert, bénévole aux Pavillons-sous-Bois, qui aide des personnes illettrées à rédiger des écrits et les soutient dans leurs démarches administratives.

Les lignes de cœur d’une écrivaine publique

Katherine Sanvert rêvait d’écrire «des lettres intimes» pour des sœurs, des mères, des amants, des amis «démunis de mots». Elle en rêvait, ce jour de mars 2008, quand elle a franchi les portes de l’Association Pavillonnaise pour la Jeunesse et la Culture (APJC) des Pavillons-sous-Bois (Seine-Saint-Denis), proposant de devenir écrivaine publique bénévole. «J’avais une vision très poétique de cette mission. Je pensais que j’allais pouvoir aider des personnes à exprimer leur amour, des remerciements, un appel au secours… raconte-t-elle l’air légèrement embarrassé. Je me suis très vite rendu compte que je devais ranger mes aspirations de romancière épistolaire au placard. Les gens ne venaient pas me voir pour envoyer une lettre enflammée. Ils étaient là pour que je remplisse leurs papiers administratifs car ils sombraient dans la détresse de l’illettrisme

 «Hors radar»

Impôts, factures, demandes d’allocations, de recours judiciaires, de résiliation téléphonique : Katherine «la romantique» s’adonne depuis maintenant dix ans à la paperasse du quotidien d’autrui. A 73 ans, cette retraitée «de gauche», ancienne chargée de mission au ministère du Travail, tient toujours sa permanence historique, celle du mardi soir, au premier étage des petits locaux de l’APJC. «Impossible d’arrêter, assure-t-elle. Les gens souffrant d’illettrisme sont toujours aussi nombreux à venir me voir, il y a des nouveaux visages chaque semaine. La plupart d’entre eux sont incapables de gérer leur courrier et l’administratif. Si je ne suis pas là pour combler leur manque d’autonomie, qui le fera ?»

C’est ainsi que se succèdent dans son bureau, depuis des années, des habitants des Pavillons, du Raincy et de Villemomble, des employés, des chefs de famille, des jeunes parfois, des plus vieux souvent, noyés par le flot des mots. La bénévole accompagne également les étrangers dans leurs démarches administratives le jeudi, lors des cours de français langue étrangère (FLE). Le mardi soir, la mission est surtout de «dépanner» les personnes dont le français est la langue maternelle mais «qui n’en manient ni l’écriture ni la lecture». Katherine Sanvert : « Les illettrés sont hors radar des politiques publiques et des institutions. Alors, forcément, ils s’enfoncent dans les galères… Quand ils reçoivent une amende mais n’arrivent pas à la déchiffrer, ils finissent par recevoir une majoration. Quand ils pensent avoir stoppé l’abonnement internet mais que leur opérateur leur demande par mail d’envoyer les pièces justificatives, ils se retrouvent avec une nouvelle facture le mois d’après. Quand ils prétendent à une allocation logement mais qu’ils sont incapables de faire la démarche en ligne, ils continuent à payer leur loyer en intégralité… Les illettrés cumulent les handicaps.»

À chaque permanence, Katherine Sanvert accueille environ une dizaine de personnes. La semaine dernière, une mère de famille est arrivée «complètement chamboulée» car son fils aîné, Rémy, élève de sixième, avait reçu son premier avertissement inscrit dans son carnet de correspondance et quelle était malheureusement incapable de le lire». «Par expérience, je remarque que tout le monde na pas la même attitude vis-à-vis de son illettrisme, souligne la bénévole. Chacun est plus ou moins à l’aise avec ses propres incapacités et avec la nécessité de demander l’aide d’une personne extérieure…»

«Dignité»

Certains manquent de confiance en eux. M. Robert, par exemple. Le mois dernier, ce chauffeur de bus de 45 ans souhaitait envoyer une lettre à l’attention de la maire LR des Pavillons, Katia Coppi – une histoire de collecte d’ordures ménagères -, mais il affirmait à Katherine Sanvert ne savoir ni lire ni écrire. «Quand je lui ai montré la lettre une fois rédigée, il a pinaillé sur chaque mot, s’amuse-t-elle. Il s’imaginait qu’un écrivain public allait nettement mieux écrire que lui. Certes, il maîtrisait mal le sens de la formule, mais cet homme était surtout défiant envers ses propres facultés à écrire.»

Selon la bénévole, la grande majorité des personnes reçues dans son bureau ont ce même profil : dominées par les mots, elles sont persuadées de ne pouvoir les approcher de près.

D’autres se rendent à l’APJC «trop honteux pour pouvoir endosser leurs difficultés de compréhension». C’est le cas de cette dame de 80 ans : à chaque fois qu’elle se rend à la permanence du mardi, la vieille dame se sent obligée de rappeler «combien c’est difficile, maintenant qu’elle ne voit plus très clair, de s’occuper des papiers toute seule». En réalité, elle n’a jamais su lire. Laura non plus, d’ailleurs. Lundi, cette jeune femme de 25 ans a pourtant préféré «jouer la carte de la phobie administrative» pour demander un coup de main au sujet d’une histoire d’APL. «Je ne remets jamais en question leur version, même si je sais, au fond, que [ces personnes] ne disent pas la vérité. Ce serait une humiliation de plus. Ma tâche est au contraire d’assurer la survie de leur dignité.»

D’être la dernière oreille attentive, aussi. Car si certains parviennent à assumer leurs difficultés, beaucoup finissent par s’isoler de toute vie sociale. «L’écrivain public est un peu le confident, le psychologue, l’ami, tout à la fois. Les gens vont en profiter pour me parler de leurs problèmes de santé, de leurs soucis à la maison ou au travail… C’est comme si il n’y avait plus que les écrivains publics qui se souciaient de leur sort.»

Par Anaïs Moran. Photo Edouard Caupeil Pasco.